Georges Gramont (1900-1986)

Certes, on sait bien que, par une loi inflexible, inexorable, sans recours, tout être vivant est condamné dès sa naissance au même destin : tôt ou tard, comme le dit crûment le langage familier, il faut y passer. Mais celui que tout le monde appelait « Monsieur Gramont » était parmi nous depuis si longtemps que nous avions fini par le considérer comme indestructible et quasi éternel. Hélas, la Mort est patiente ; elle a dû attendre plus de 86 ans, mais elle a réussi à le faucher, lui aussi...

Né avec ce siècle, le 7 Janvier 1900, Georges Gramont consacra la première moitié de sa vie surtout à la manufacture de peignes en bois de Sainte Colombe sur l'Hers (Aude), qu'il avait acquise par son mariage et où son opiniâtreté, son habileté manuelle, son esprit inventif et sa volonté firent merveille pour moderniser et accélérer la production. Malgré ce labeur incessant, il trouva encore du temps à consacrer à son village d'adoption. En 1946, après le terrible incendie qui dévasta complètement la halle centrale transformée en gerbier communal, la municipalité fait l'acquisition d'une moto-pompe moderne pour remplacer l'antique pompe à bras qui avait montré ses limites. Avec le dévouement au bien public qui le caractérisait, Georges Gramont accepte alors la direction du Service d'incendie de Sainte Colombe et, par corollaire, du Centre de secours du canton de Chalabre. Nommé bientôt adjudant, il assumera ses fonctions jusqu'en 1964, date à laquelle il décide de se retirer. Au cours de ces années, il refuse la médaille du Mérite et du Dévouement qui lui est attribuée pour services rendus, et en particulier pour le sauvetage d'une femme tombée accidentellement dans le canal ainsi que pour sa participation prépondérante, ses initiatives et son autorité dans l'organisation des secours lors de l'inondation catastrophique du 13 septembre 1963 : toutes ces actions, déclara-t-il, allaient de soi et ne méritaient ni récompenses ni distinctions honorifiques. Comportement caractéristique à la fois de son altruisme et de sa modestie. Toutefois, à la satisfaction générale, il accepte en 1985 la proposition que lui font la municipalité et le Corps de sapeurs-pompiers volontaires de donner au nouveau centre de secours le nom de « Adjudant Georges Gramont » ; mais, déjà malade, il ne pourra assister à la cérémonie d'inauguration. Il ne découvrit la spéléologie que fort tard, à l'âge où beaucoup l'abandonnent, et pour ainsi dire par hasard. En 1946, six copains du village (dont deux de ses fils, Max et Jeannot, et moi-même) s'étaient lancés dans cette aventure, sans complexes ni matériel adéquat; notre inexpérience, nos imprudences, nos excentricités l'inquiétèrent à un point tel que, dès l'été suivant, il fut amené à se joindre à nous en surface lors de la mémorable expédition au gouffre des Corbeaux, près de Bélesta (Ariège), afin de modérer notre ardeur et de nous mettre un peu de plomb dans la cervelle. Bien entendu, rester simple spectateur, « garde-fous » en somme, ne pouvait guère durer chez lui, car il n'était pas homme à faire les choses à moitié : du jour où il se risqua avec succès à tester à l'échelle ses immenses possibilités physiques, il refusa de se cantonner dans un rôle trop passif à son gré et il se jeta avec enthousiasme dans cette activité nouvelle, tout en trouvant le moyen de ne négliger ni son travail à l'usine ni ses autres devoirs.

Dès 1950, sa vie de spéléologue se confond pratiquement avec celle de la Société Spéléologique du Plantaurel, fondée officiellement en décembre de cette année-là, dont il devint immédiatement le président inamovible. C'est grâce à lui, à son désintéressement et sa générosité (prêts d'argent, de locaux, de matériel, de moyens de transport, etc.), grâce à sa volonté, à son ingéniosité, à son savoir-faire, que la S.S.P. put traverser des périodes difficiles, survivre, mûrir et devenir ce qu'elle est maintenant. Comme n'importe qui, le Président n'était sans doute pas parfait, mais on peut affirmer sans crainte de démenti que tous ceux qui l'ont côtoyé en tant que spéléologue sont unanimes à ne lui reconnaître que des qualités.

Premier camp aux Mijanes (août 1956).
De la G ► D et du H ► B :
Pierre VERDEIL - Georges GRAMONT
Jean CLOTHES - Armand DHERS
Antoine CAU - Guy PALMADE

Homme de dialogue et de compromis, désireux d'élargir sans cesse le cercle de ses amis et connaissances, il incita par son exemple notre club à collaborer fructueusement avec des groupes voisins : Société spéléologique de l'Ariège (Lavelanet), Spéléo-club de l'Aude (Carcassonne), Société méridionale de spéléologie et de préhistoire, Spéléo-club de Sud-Aviation, Cordée spéléologique du Languedoc (ces trois derniers de Toulouse), Groupe spéléologique de Foix, etc.-, et lui-même noua des relations personnelles durables avec nombre de collègues que je ne peux citer tous mais qui se reconnaîtront.Par cette politique de contacts humains et de travaux communs, il fut assurément à l'origine de l'abandon, très tôt à la S.S.P. de l'idée pernicieuse de « territoire », de « limites », de « domaines réservés », qui empoisonne encore trop souvent les rapports entre clubs.

Homme mûr, il s'est néanmoins toujours mis à la portée des jeunes, et pas seulement du premier noyau que nous avions constitué juste après la guerre. Bien qu'assez âgé pour être leur père et même leur grand-père, il s'est toujours senti proche des nouvelles recrues et il a toujours cherché avant tout à les aider, à les conseiller, à leur faire partager son expérience et sa passion. Parce qu'il est lui-même resté longtemps jeune d'esprit, parce qu'il leur a donné constamment le meilleur des exemples, il a su gagner leur estime, leur respect et leur affection. Nombreux sont ceux aujourd'hui, membres ou ex-membres du club, qui se rappelleront avec émotion leurs sorties dans la Jeep du Président, sa bonne humeur, sa jovialité, ses encouragements, sa présence rassurante. Ce rôle de guide et de mentor entre autres incita le Ministère de la Jeunesse et des Sports à lui décerner en 1972 une médaille de bronze amplement méritée.

Tourné vers l'action, mais dépourvu de la moindre vanité ou ostentation, il ne s'est jamais dérobé à ses responsabilités et a toujours relevé avec succès les défis que lui a lancés sa tardive vocation. Sur le plan interne, on l'a vu, il a soutenu sans défaillance l'existence parfois précaire de la S.S.P. à ses débuts. Sur le plan local, après avoir loyalement et lucidement oeuvré à la difficile fondation du Comité départemental de Spéléologie de l'Aude en 1968, il en devint le second président de 1971 à 1974. Sur le plan sportif enfin, outre une présence constante et déterminante dans les activités de son propre club, il fut souvent sollicité pour participer à des explorations inter-clubs, en particulier dans l'Aude, l'Ariège et la Haute-Garonne. Sa dernière grande « sortie externe », comme il disait, eut lieu lors de l'expédition 1968 au gouffre « Georges », sur le Mont-Béas (Ariège). Les participants des 5 ou 6 clubs décidèrent unanimement de baptiser la cavité, nouveau record de profondeur de l’Ariège (-726 m, cote de l'époque), du prénom du doyen d'entre eux : il avait alors 68 ans. Selon les termes mêmes du bulletin de la Cordée Spéléologique du Languedoc, « L'Excentrique » n°13 : « Au cours des deux camps, (il) donna à tous les participants une formidable leçon d'enthousiasme ».

En 1972 furent célébrés les 25 ans d'existence de la spéléologie à Sainte Colombe et les 25 ans de spéléologie active du Président, double anniversaire qui confirmait que l'une n'allait pas sans l'autre. A 72 ans, il nous semblait toujours le même, en apparence inchangé autant qu'inchangeable. Mais chaque année qui s'écoule s'ajoute insensiblement aux précédentes et, à la longue, les altérations minimes, invisibles qu'apporte chacune s'accumulent et deviennent un jour évidentes. Cela explique le bouleversement de 1976 : Monsieur Gramont abandonne la présidence active tandis que, de mon côté, je cède le secrétariat et la trésorerie. Les deux seuls rescapés de 1947 prennent du recul et passent les rênes à une nouvelle équipe, tout en continuant à militer.

A partir de 1980, un certain déclin physique déjà perceptible s'accentue chez notre Président d'honneur, dû surtout à une mauvaise bronchite chronique qui l'essouffle et rend sa marche de plus en plus pénible. Mais le doyen est toujours là, il assiste régulièrement aux réunions, il se tient au courant des résultats obtenus, il aime s'entretenir avec les « plus anciens des jeunes ». Malheureusement, son état de santé se dégrade irrémédiablement. Au début de juin 1986, il revient à Sainte Colombe, dans sa maison, après avoir passé comme d'habitude depuis quelques années l'hiver chez sa fille Monique et son gendre, au climat plus doux de Perpignan. Mais cette fois-ci, l'alerte a été un peu plus sérieuse et il a dû aussi y passer le printemps. Il ne peut plus guère descendre à sa chère usine, silencieuse depuis longtemps, et où il aime tant bricoler, car il halète au moindre effort. Il reste bientôt confiné chez lui, dans sa cuisine ou sur son balcon, où je vais souvent le voir; nous bavardons de tout et de rien, surtout de la marche et de l'évolution du club, et nous évoquons avec un nostalgique plaisir de vieux souvenirs communs.

Au début d'août, son état s'aggrave assez brusquement; il doit s'aliter et ne se relèvera pratiquement plus, en dépit d'une rémission superficielle après son hospitalisation à Lavelanet. Mais pendant ces six interminables semaines, si le corps a peu à peu cédé, l'esprit n'a jamais cessé de lutter pour survivre. Même dans les périodes les plus critiques, jusqu'à son dernier souffle, jusqu'à sa dernière lueur de conscience, en mots ou bribes de phrases hachés par ses terribles difficultés respiratoires, avec des efforts presque surhumains pour se faire comprendre, le Président a voulu parler de son club, exprimer sa fierté de l'avoir dirigé, ses espoirs en son avenir, sa confiance en ceux qui en ont aujourd'hui la responsabilité. Silhouette décharnée et pitoyable, crucifié sur son lit d'agonie, dans une ultime poignée de mains, il leur a définitivement transmis le flambeau tandis que lui-même s'éteignait lentement. Se rappeler ce qu'il avait été, voir ce qu'il était devenu, savoir qu'il s'en rendait compte et qu'il en souffrait moralement, quelle tristesse, quelle injustice...

Après quarante ans d'une amitié rare et profonde avec cet homme exceptionnel sous une apparence banale, sept ans presque jour pour jour après y avoir écrit dans la joie le film de sa vie pour « L'Echo des Ténèbres » [1], je me retrouve seul aujourd'hui dans ce bureau de l'usine désaffectée où nous avons si longtemps et si souvent travaillé, bavardé ou simplement laissé le temps s'écouler, heureux d'être ensemble. J'y suis seul, à côté de son vieux fauteuil vide, pour rédiger dans la douleur, sous le même titre qu'il y a sept ans, cet éloge funèbre qui, au mieux, ne sera jamais qu'un pâle reflet de ce que fût notre « Monsieur Gramont » et de tout ce qu'il a fait pour son club.

Cher Monsieur Gramont, vous nous avez quittés dignement, sans une plainte, et tous ceux qui ont eu le privilège de vous connaître vous ont unanimement regretté ou pleuré. Je souhaite, comme vous le désiriez tant, que ce que vous avez accompli, sur le plan spéléologique comme sur le plan humain en général, reste vivace dans nos annales et dans nos cœurs et, pour cela, puisse ce panégyrique tardif avoir au moins un mérite, celui d'aider les mémoires défaillantes à ne jamais vous oublier tel que vous étiez dans la plénitude de vos moyens et à perpétuer votre souvenir.

Antoine Cau (novembre 1986 - octobre 1992)

[1] « L'Echo des Ténèbres » n°5, octobre 1979 (épuisé) : « Monsieur Gramont », par A. Cau, pages 2 à 7 ; « Souvenirs : de la source à l'embouchure », par G. Gramont, pages 8 à 15.

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